La Physique et la philosophie

Derek Paul
Professeur émérite, Département de la Physique,
Université de Toronto, Toronto, ON M5S 1A7

Publié en 1996 dans La Physique au Canada en anglais [voir ici]; adaptation en français par André Laisné

Ayant atteint soixante-cinq ans en juin 1995, il m’a fallu faire un adieu officiel à mes chers collègues, et adopter le titre de Professeur émérite. Mais, je ne me sentais pas moins physicien au seuil de ma quarante-troisième année au service de la physique ! Au cours de la cérémonie d’adieu, généreusement offerte par mon département, j’ai exprimé divers souhaits à ceux qui sont toujours au service de la science, avec l’espoir qu’ils trouveraient moyen de la replacer dans un contexte global, ce que ma génération a largement négligé de faire.

Le contexte de la science devrait être le cadre de toute activité et ne pas être confiné à une spécialité étroite – mais, j’anticipe sur ce que j’ai à dire.

La physique du temps de Newton était appelée « philosophie naturelle », signifiant par là qu’elle était le secteur de la pensée ayant trait au monde et à la nature. À ce titre, elle était en lien avec toute la pensée ou toute la philosophie. Durant ma carrière en tant que physicien, j’ai eu du mal à comprendre la discipline traditionnelle de la philosophie, un certain malaise que j’ai opté de ne pas nécessairement révéler. Comme la physique du vingtième siècle sous-entend un important élément d’une philosophie de son cru, il m’avait semblé tout simplement préférable de laisser pour plus tard les problèmes de cette discipline au sens large.

Cependant, le hasard m’a fait connaître récemment de nouveaux aperçus sur cette question. Je les dois, pour une part, à l’héritage de Jacob Bronowski (1). Dans ses « Conférences Silliman » présentées à l’université Yale et publiées à titre posthume, il esquisse une philosophie solide pour l’homme de science moderne aussi bien que pour toute l’humanité. Lors de ses conférences, il admet tenter d’approfondir une œuvre que Kant lui-même avait commencée mais avait abandonnée.

Comme le thème développé par Bronowski est central pour la suite de cet exposé, je le résume ici. Il examine d’abord comment la connaissance s’acquiert, et souligne que l’inférence joue un rôle central même dans le plus important de nos sens directs, à savoir la vue (2). La pertinence de cette affirmation reparaît quand nous essayons de comprendre comment nous arrivons à des déductions pour arriver à la connaissance des choses. Il discute ensuite le langage et la communication, et enfin la conscience qui permet de voir le monde suivant des catégories par déduction, en nous incluant nous-mêmes, « comme si nous étions des objets du monde extérieur ».

Comme le langage humain (3) réduit un système de connaissance à ses structures grammaticales, il présente une forte analogie avec les systèmes mathématiques formalisés. Ainsi, nous pouvons parfois nous voir comme une personne extérieure. Ce dualisme entre l’esprit et le corps crée un lien entre les paradoxes du langage et ceux des mathématiques.

Dans le chapitre intitulé « Knowledge as Algorithm and as Metaphor » (Connaissance comme algorithme et métaphore), Bronowski traite ensuite des systèmes mathématiques formalisés, en particulier lorsqu’ils s’appliquent aux sciences, et des processus de la découverte scientifique, un point qu’il n’est pas nécessaire d’expliquer à des physiciens. Il introduit ici son hypothèse majeure : « Que l’univers est totalement interconnecté, c’est-à-dire que tout évènement, peu importe où, est lié à tout autre évènement ». Ceci ne veut pas dire que quelqu’un pourrait faire toutes les connexions. Au contraire, pour obtenir un résultat en science, nous devons faire une coupure ou une série de coupures afin de limiter le champ de l’investigation, et nous y parvenons en écartant temporairement ce qui nous paraît sans rapport avec le problème.

Au terme de ces choix, la science théorique devient un système mathématique, destiné à décrire les observations connues et obéissant aux modèles des axiomes et des théorèmes des mathématiques pures. Aussi longtemps que la théorie ne conduit à aucune contradiction avec ses bases observationnelles, elle est jugée cohérente et donc provisoirement suffisante.

Nous arrivons maintenant aux paradoxes présents à la fois dans le langage et dans les mathématiques, et au théorème d’incomplétude de Gödel. Ce dernier a démontré que si l’on a un système cohérent axiomatisé, avec des symboles conformes à la règle, et aux règles de manipulation, il y a des propositions S à l’intérieur du système, telles que ni la vérité du S ni celle du non-S ne puisse être prouvée à l’intérieur du système (4). Un paradoxe logique résulte du fait que tout langage scientifique peut inclure des propositions se référant l’une à l’autre. Là s’installe les paradoxes dans les systèmes logiques. (5)

En ce qui concerne le théorème de Gödel, Bronowski déclare : « C’est l’axiomatisation du système qui produit la difficulté. La nature n’est pas un gigantesque système formalisable. Pour la formaliser nous devons faire des postulats qui retranchent certaines parties. Nous perdons alors l’interconnectivité. Ce que nous obtenons est une superbe métaphore, mais ce n’est pas un système qui peut embrasser le tout … »

La plupart des physiciens-philosophes d’aujourd’hui ont probablement conclu indépendamment qu’il existe des limites à la connaissance de l’univers, et il est vraisemblable qu’ils ont atteint cette conclusion par des voies toute autres que celles de Bronowski. Mais, il est intéressant de constater que l’hypothèse d’interdépendance, reliée au théorème d’incomplétude, nous mène à la même conclusion. Que la science ne puisse pas nous apporter une connaissance complète de l’univers naturel n’est pas une cause de dépression ou de pessimisme. Les frontières de la connaissance scientifique peuvent, en principe, être repoussées toujours plus loin et plus largement, pour englober une vérité plus étendue.

Le processus d’étude de l’univers est essentiellement créatif. Il dépend de la différence essentielle entre l’esprit humain tel qu’il est et l’esprit humain conçu comme un ordinateur – ce qu’il n’est pas. Comme nous utilisons notre cerveau pour étudier son propre fonctionnement, la compréhension de la créativité pose un problème d’autoréférence qui mène au paradoxe.

Ceci, en bref, est un fondement scientifique pour la philosophie de la fin du vingtième siècle, qui n’est pas nécessairement complet, quoiqu’il semble étre autocohérent. En outre, cette philosophie sera sujette au changement, parce que de nouvelles connaissances peuvent ébranler et remplacer ses fondations. Je reviens maintenant à mon ancien malaise personnel, celui que j’éprouvais envers la discipline philosophique traditionnelle. Qu’y avait-il donc de si difficile ?

Pourquoi Kant a-t-il abandonné la tâche qu’il s’était lui-même fixée ? Sans doute, Kant aurait-il dû travailler avec les connaissances scientifiques de son temps, et serait probablement arrivé à des conclusions très différentes de celles de Bronowski. Voilà ce qui rend Kant difficile à comprendre. Nous ne pouvons espérer comprendre les philosophes de jadis sans nous immerger dans tout leur contexte de connaissance, et sans supprimer des connaissances plus récentes qu’ils n’avaient pas.

L’erreur naturaliste (The Naturalist Fallacy)

Tout ce qui précède me réconcilia avec la discipline philosophique, et renforce la notion d’une philosophie que la physique porte implicitement en elle. L’interconnexion de tout dans l’univers – une prémisse que je n’ai aucune raison de soupçonner, bien qu’elle puisse se révéler être un principe restreint plutôt qu’un principe complètement général – devrait avoir des implications qui vont bien au-delà des laboratoires scientifiques.

Il semble facile aux scientifiques d’échapper à leur responsabilité sociale, en cherchant refuge sous le parapluie du prétexte que la science est neutre, donc étrangère à nos valeurs. Une certaine objectivité est présente dans certaines propositions telles que : « La vitesse de la lumière est indépendante du repère », ou encore « le pourcentage de dioxyde de carbone dans l’atmosphère croît selon tel ou tel taux ». Ces propositions sont objectives dans le sens, qu’elles sont les résultats de mesures, auxquelles on a attaché un certain degré d’incertitude. Ces enquêtes scientifiques remplissent toutes les exigences normales pour être acceptées comme vraies. Mais vérité et neutralité sont des concepts différents. Il y a des années, la vérité concernant la vitesse de la lumière a obligé les scientifiques à abandonner le concept d’espace-temps qu’ils avaient accepté depuis Galilée jusqu’au début du vingtième siècle. Suite à l’affirmation concernant le dioxyde de carbone, parmi d’autres propositions analogues, La Société Royale du Canada lança une recherche scientifique sur le changement climatique global. On peut présumer que la motivation de cette recherche est l’avenir de la race humaine, que les changements climatiques peuvent être désastreux, et que les résultats d’une telle recherche pourraient donner des renseignements conduisant à la mise en place de stratégies pour éviter le désastre. À l’évidence, la science n’est pas toujours neutre. Elle est réalisée par des scientifiques et ceux-ci ont mis à jour des dangers potentiels à éviter sans, pour le moment, proposer des concepts plus positifs !

L’erreur naturaliste consiste à affirmer que les faits de la science ne mènent pas naturellement à des actions nécessairement sociales ou morales. Bronowski rejette cette affirmation au nom du principe d’interconnexion ; par une déduction logique à partir de cette prémisse, il relie le scientifique à l’univers entier lui donnant ainsi une responsabilité particulière. Je rejette aussi l’erreur naturaliste. Par contre, je pense que sa réciproque ne peut être logiquement dérivée du principe de l’interconnexion, comme Bronowski aurait aimé qu’il en fût.

Pour éclairer ce point, il est utile d’accepter provisoirement l’erreur naturaliste et sa conséquence : la neutralité de la science. Selon cette hypothèse, il n’y aurait, par exemple, aucune obligation morale a priori, de publier les résultats de ses recherches, si ce n’est que pour satisfaire les agences de subventions, les employeurs ou d’autres personnes directement impliquées. En plus de ces raisons, il s’agit ici d’un développement culturel occidental des cents dernières années.

Supposant maintenant qu’un scientifique fasse une découverte importante, disons, sur les dangers du réchauffement de la planète et dissimule cette découverte, quelle influence cette dernière aurait-elle sur l’interconnexion des évènements de l’univers ? Le genre d’événement traité ici – la dissimulation d’une vérité scientifique – est un produit de la conscience humaine. Bronowski ne dit pas spécifiquement si oui ou non ces évènements font partie de l’interconnexion de l’univers, bien qu’à mon avis, il s’était proposé de le faire. La conscience est le dernier aperçu des processus de l’évolution. Pour l’étudier nous devons nous servir de nos cerveaux conscients, et dans ce processus interviennent l’autoréférentiel et le paradoxe. Pouvons-nous conclure qu’il est impossible d’avancer plus loin en cette matière ?</p>
<p>Pour aborder autrement la question de l’erreur naturaliste, j’aimerais vous mentionner deux des expériences que j’ai connues au cours de mes quarante-deux années de travail en physique, et de ce que j’ai pu en tirer

La première s’est présentée dans mon enseignement de la thermodynamique. De nombreux étudiants en sciences biologiques faisaient partie de ces cours. Je suis rapidement arrivé à la conclusion qu’une seule approche était appropriée pour ces étudiants, celle de la thermodynamique statistique, bien qu’aucun texte élémentaire n’adoptait ce point de vue, a l’époque (6). Cette approche rend manifeste la relation entre entropie et désordre. Elle facilite une compréhension des processus biologiques en général à un niveau très fondamental. C’est au cours de ces enseignements que j’en suis arrivé à une définition des systèmes vivants que j’ai largement utilisée depuis et à laquelle ni les biologistes, ni les médecins n’ont fait objection : un système vivant est un système qui, de son propre accord, s’efforce de maintenir son entropie entre des limites appropriées. L’entropie de toute la biosphère doit également rester à l’intérieur de certaines limites, si les espèces doivent survivre, ce qui nous conduit aux points suivants et qui met immédiatement l’accent sur la responsabilité scientifique.

Ma deuxième expérience eut lieu lorsqu’on me demanda, en 1987, d’écrire un article de revue concernant les travaux de recherche sur la paix, intitulé « Peace Research ». À cette époque, j’avais peu d’expérience en la matière d’un point de vue professionnel. Je me suis senti obligé d’examiner les valeurs qui sont à la base de la recherche en général. Je suis arrivé à la conclusion que ces valeurs sont souvent mélangées mais que dans le domaine de la recherche sur la paix, la valeur prédominante à la base est autoréférentielle, à savoir la vie elle-même.

Ces deux expériences m’ont fait réfléchir sérieusement sur la responsabilité scientifique qui évite de devoir rejeter, par des arguments logiques, la thèse de la neutralité de la science ou l’erreur naturaliste. Dans cette nouvelle perspective, il ne vaut plus la peine de discuter ce propos. Une certaine liberté de choix est évidente, liberté que le raisonnement ne pourra écarter vus des paradoxes inhérents.

La vie et l’entropie, cependant, sont des concepts scientifiques pouvant servir de guides tout-à-fait valables pour la conduite humaine. Il est évident que l’évolution, chez l’homo sapiens en particulier, a conduit au développement de formes de vie de plus en plus sophistiquées. Préserver ce degré d’organisation, maintenir un niveau d’entropie globale à l’intérieur de limites appropriées, et de même pour l’entropie locale, dictent des priorités dans la conduite sociale et la prise de décisions. C’est pourquoi, même si les énoncés scientifiques sont neutres par eux-mêmes, ils entraînent des impératifs sociaux lorsque la vie elle-même est considérée comme une valeur.

Dans la dernière conférence Silliman, Bronowski aborde le thème de la loi et de la responsabilité individuelle « Law and Individual Responsibilty ». Il y relate son dialogue avec Linus Pauling qui demandait pourquoi il devrait s’embarrasser des matières philosophiques abstruses que son interlocuteur abordait. On devrait noter la réponse de Bronowski à Pauling : « … Vous, parmi tous les hommes, avez démontré qu’un scientifique ne fait pas seulement des découvertes inventives et profondes mais [est] aussi une personne qui voit le monde comme un tout… Vous, le seul homme ayant mérité deux Prix Nobel, l’un pour la chimie et l’autre pour la paix. Et vous me demandez pourquoi le changement dans l’image mondiale de la science devrait affecter le scientifique. Vous, Pauling, êtes la démonstration personnifiée du fait qu’un scientifique est une personne complète et ne peut plus parler de chimie sans penser à la paix, ni parler de paix sans penser à la chimie ».

Mes remerciements vont au Professeur Bill Vanderburg, Département de génie industriel, Université de Toronto, qui me fit découvrir cette expression qui est bien la sienne : replacer la science dans son contexte.

Merci également à Eric Fawcett et Terry Gardner qui ont aimablement accepté de lire le manuscrit et d’y apporter des commentaires très utiles.

Notes

1. Jacob BRONOWSKI, ‘The Origins of Knowledge and Imagination’ Yale University Press 1978. Ce livre fut publié quatre ans après la mort de Bronowski, et semble être une version verbatim de ses six conférences Silliman.
2. Les signaux que l’œil reçoit sont par leur nature même, granulaires. Cependant le cerveau n’élabore pas les images en balayant des points à la manière des images télévisées. Les connexions allant des cônes et bâtonnets de l’œil vers le cerveau sont complexes et disposées de telle manière qu’elles infèrent des esquisses à partir de très petites quantités d’informations. Ainsi le cerveau déduit très rapidement une forme et confirme sa représentation ou la corrige, à mesure qu’un supplément d’information lui arrive.
3. Le langage humain est composé de mots, un processus exigeant l’abstraction de nombreux concepts. Les mots ou sons sont élaborés en phrases. Ainsi le son « chat », si nous parlons de langage de souris, serait un mot, en fait un signal d’alarme ou une instruction pour la mise en garde contre le chat prédateur. Les langages de mots incluant une structure grammaticale sont plus récents que les les langages primitifs de phrases ou d’instructions et représentent ainsi le développement de la conscience.
4. Kurt Gödel a publié la preuve de son théorème d’incomplétude en 1931.
5. Que l’on pense par exemple à la phrase : « Même un de leurs prophètes a dit que les Crétois sont toujours des menteurs. (Premier Épitre à Tite, verset 12).
6. Le Programme canadien des changements à l’échelle planétaire a été lancé en 1985. La première rencontre a eu lieu en avril 1990 (Delta 1, no 2, Winter 1990).
7. Certaines de mes notes de cours sont tirées du texte de niveau intermédiaire de R.K. Hobbie (John Wiley, 1978), chapitre 3.
8. Voir « Peace Research » dans « The Proceedings of the Thirty-seventh Pugwash Conference on Science and World Affairs », Gmunden, Autriche, 1987.