Phyllis Creighton et Derek Paul
février 2020
Préambule
La biosphère terrestre est plus que jamais menacée par les effets destructeurs de la civilisation : la guerre, le gaspillage, le consumérisme, l’essor démographique, la surexploitation des ressources naturelles et l’aveuglement envers le système vivant dont les êtres humains font partie. Si l’humanité ne change pas de cap, la situation deviendra catastrophique avant longtemps. Il est donc impératif d’asseoir les politiques sur de nouvelles bases et de les ancrer dans une vision holistique afin de remplacer le paradigme qui sous-tend la pensée occidentale depuis plus de trois siècles.
Ce paradigme d’une autre époque, pourtant toujours dominant, c’est la foi en la raison, la science et la technologie. Il s’est imposé pendant la Renaissance et le siècle des Lumières, laissant présumer que le progrès en serait l’inévitable récompense – en fait, selon ce paradigme, le progrès se mesure selon deux postulats : la croissance économique et les avancées technologiques concomitantes. Non seulement a-t-il encouragé le matérialisme et le gaspillage consumériste du monde moderne, mais la richesse et le pouvoir échappent maintenant aux mains de la majorité pour se concentrer dans celles des grandes entreprises, accroissant d’autant plus les inégalités économiques. Collectivement, nous appauvrissons la Terre en consommant annuellement plus de ressources qu’elle ne peut en fournir ainsi qu’en accélérant l’extinction des espèces. Nous devons changer notre conception du progrès [1]. Depuis trop longtemps, les humains entretiennent une vision à court terme et font peu de cas de la nature [2]. Ils la considèrent comme une force externe à dominer et à exploiter; ils en épuisent les ressources par leur cupidité et leurs guerres injustifiées. À cause de cette soif de contrôle des humains, l’écologie planétaire est menacée et au bord du gouffre.
Les découvertes prophétiques de la science confirment le risque d’effondrement de l’écosystème [3] : lorsqu’un système vivant, comme l’écosphère, atteint un trop grand état de désordre, la mort est inévitable. Le stress social, les conflits et la violence accélèrent cet effondrement. Un tel désordre, qu’il soit régional ou mondial, peut être mortel à grande échelle [4].
Le changement de paradigme
Pour toutes ces raisons, nous devons abandonner le vieux paradigme pour adopter une pensée et des politiques sensées, guidées par la conscience réaliste que tous les êtres forment ensemble la trame du vivant [5]. La vie humaine dépend de l’eau, de l’air et du sol de la biosphère; elle est donc en interrelation avec les plantes et les animaux. Le principe d’interconnectivité – cette trame du vivant – doit devenir le nouveau paradigme qui dictera la justice pour la Terre et pour l’humanité, et qui orientera les impératifs moraux du virage à prendre pour nous sortir de notre péril actuel. Ce paradigme holistique, en accord avec l’éthique et les preuves scientifiques irréfutables, s’ancre à la fois dans la science et dans la conscience, et met la vie au centre de tout; c’est de ce cadre dont nous avons besoin. Lorsque vient le temps d’établir des politiques, nous devons nous demander si elles vont nourrir, enrichir et promouvoir la vie et sa diversité ou si elles seront nuisibles et destructrices. Pour trouver les bonnes réponses, nous devons faire preuve d’honnêteté, ce qui n’est jamais simple.
Pour résoudre la crise actuelle, nous avons besoin autant de la raison analytique que des réflexions intuitives, émotionnelles et morales. Nos politiques doivent être visionnaires et axées sur la vie et sur la Terre. Elles doivent être équitables et inclusives afin de répondre à la fois aux intérêts à court et à long terme des êtres vivants et des humains, quels que soient leur peuple, nation, sexe ou race. Au point où nous en sommes, nous avons besoin de tous les esprits et de toutes les énergies disponibles.
Pour concrétiser ces changements essentiels, nous devons aussi mettre fin à la quasi-absence des voix des femmes dans les grandes organisations décisionnelles mondiales. De par leurs dispositions, et les rôles qui leur sont dévolus par la société, les femmes tendent à nourrir et protéger la vie. Toutefois, ce sont les structures de gouvernance qui établissent les politiques, et la plupart des parlements – tout comme le Congrès américain, la Maison-Blanche, le Pentagone, la CIA, la direction de l’OTAN, le Conseil de sécurité de l’ONU, l’Assemblée générale de l’ONU et le Vatican – sont des milieux dominés par les hommes. L’heure est pourtant au partenariat. À la conférence de Beijing en 1995 [6], plusieurs pays s’étaient d’ailleurs engagés envers un tel partenariat, lequel a été renforcé par le Conseil de sécurité de l’ONU avec l’adoption, le 31 octobre 2000, de la résolution 1325 sur les femmes, la paix et la sécurité; cette résolution appelle à une meilleure représentation des femmes à tous les niveaux de décision dans les institutions et mécanismes régionaux, nationaux et internationaux qui travaillent à la prévention, la gestion et la résolution des conflits. Étant donné leurs rôles biologiques et socioéconomiques, les femmes sont vulnérables et c’est sur elles que la crise climatique (avec son lot croissant de perturbations météorologiques, d’inondations, de désertification et de feux de forêt) aura le plus de conséquences. L’opinion et les préoccupations des femmes doivent se faire entendre de la voix même des femmes. Pour l’instant, l’équité est loin d’être atteinte, et c’est un signe qui devrait nous rappeler à l’ordre, car sans équité, il nous est impossible d’élaborer des politiques adaptées à la situation planétaire.
Un nouveau paradigme pour nous guider
Le nouveau paradigme remplacerait entièrement les aspects de l’ancien paradigme que nous avons abordés ci-dessus, et il aurait pour fondement la préservation de la trame du vivant dans toute sa diversité. La nature n’est pas externe à l’autocratie humaine, et la considérer ainsi n’est ni dénué de conséquences, ni viable. On voit que le monde se dirige petit à petit vers la misère : augmentation des émissions de gaz à effet de serre; culture de la guerre alimentée par le culte du pétrole; commerce des armes nourrissant l’agressivité et les conflits violents perpétuels; manque d’accès à l’éducation, voire oppression, des femmes; négation des besoins de base des enfants; politiques commerciales inéquitables; pratiques agricoles, halieutiques et forestières encourageant le gaspillage et la destruction; exploitation abusive du patrimoine naturel mondial; utilisation de technologies inadaptées; maladies; systèmes de justice punitifs et inéquitables. La trame du vivant constitue le paradigme idéal pour réfléchir au lien qui unit les humains, l’environnement, l’économie et la société. Elle nous enseigne à vivre en prenant soin de la nature, de nos semblables et de tous les êtres vivants, qui ont le même droit que nous d’habiter la Terre. La Terre et ses habitants doivent être au centre de la vision économique et de l’exploitation des ressources, qui ne sont pas infinies. Il est crucial de protéger la biodiversité, c’est-à-dire toute la richesse du monde végétal et animal, ainsi que les écosystèmes. La justice sociale est également fondamentale; tous doivent pouvoir combler leurs besoins de base en nourriture, eau potable, logement, soins de santé et éducation. L’intendance et le bien commun sont des impératifs de l’interconnectivité.
En adoptant ce paradigme, nous pourrions bâtir un avenir meilleur et plus durable. Pour le concrétiser, nous devons adopter une stratégie solide, réaliste et efficace pour : réduire les émissions de gaz à effet de serre rapidement; garantir la sécurité commune des nations; encourager la transition des dictatures vers la démocratie; abolir progressivement les armements, sauf dans la mesure où il demeure nécessaire de maintenir à l’international des forces policières qui n’ont pas systématiquement recours à la violence pour assurer la paix dans un monde surpeuplé; financer publiquement la restauration et l’enrichissement du capital naturel et des infrastructures à l’échelle mondiale; freiner l’avidité; distribuer équitablement la richesse; restreindre et renverser la croissance démographique par l’accès universel à l’éducation; remplacer les règles commerciales préjudiciables par des politiques équitables; veiller à ce que tous les enfants du monde soient bien nourris; instaurer un système de prêt international équitable; établir des pratiques sensées pour l’agriculture, la pêche et la foresterie, et renforcer et étendre la portée de ces pratiques dans la communauté internationale; étendre l’assurance-maladie jusqu’à ce qu’elle soit accessible partout; rétablir l’intégrité du patrimoine naturel mondial; et établir une justice réparatrice. Aucun de ces objectifs n’est impossible. Ce sont toutes des mesures économiquement et socialement désirables et réalisables. Et leur succès peut être mesuré grâce à un indice ou un taux de bien-être (pour la population humaine) ainsi qu’avec des données sur l’empreinte écologique [7] (pour l’écosphère).
La voie à suivre
Sans le nommer ainsi, de nombreuses personnes ont adopté ce paradigme holistique, comme en font foi leurs paroles et leurs actions. Ces gens se trouvent partout, dans toutes les grandes religions et parmi les environnementalistes, les agriculteurs biologiques et les militants pour la paix. Ils sont également présents dans les organisations militantes populaires, c’est-à-dire les groupes qui travaillent à réduire les émissions de gaz à effet de serre et ceux qui s’opposent à la domination des grandes entreprises lorsqu’elles bafouent les droits humains, détruisent l’environnement ou fragilisent la justice sociale, et c’est sans oublier les personnes qui travaillent dans les professions médicales et les métiers de relation d’aide. Pour aller de l’avant, il suffit simplement de se joindre à eux et d’apprendre de leur expérience. Les gouvernements et les grandes entreprises doivent mettre le paradigme au centre de leurs politiques et de leurs actions et prendre appui sur les réalisations de ces personnes qui ont déjà pavé la voie à suivre. De bonnes nouvelles ont déjà été annoncées à cet égard.
Notes
1. Dans Thinking Like a Mountain (Toronto: Penguin, 2000, p. ix), Robert Bateman écrit : « La rapidité et la quantité des nouvelles découvertes nous donnent l’impression que l’accélération sans fin de la croissance et des avancées technologiques est une bonne chose en soi. Nous nous sommes rendus esclaves d’un maître appelé “progrès” et nous avons négligé de prendre soin de la planète dont nous dépendons tous. » Il insiste : « L’humanité a besoin d’une nouvelle définition du « progrès » dans laquelle notre patrimoine, naturel et humain, occupe la place qui lui revient. » [traduction]
2. Les premières pratiques agricoles remontent à environ 10 000 ans et elles ont contribué à ce processus, mais elles n’ont eu sur les écosystèmes qu’un effet limité et dispersé qui n’a pas nui à l’abondance et à la diversité des formes de vie. On assiste, ces derniers siècles, à rien de moins qu’une destruction environnementale à une échelle démesurée et à un rythme sans précédent.
3. Plusieurs signes montrent clairement l’effondrement actuel des écosystèmes. La décimation des stocks des océans, la désertification, la destruction rapide de la forêt tropicale, la coupe des forêts boréales matures (complètement disparues dans certains endroits) et la décimation accélérée (voire l’extinction) des espèces constituent des exemples probants. — E.O. Wilson, The Future of Life (New York: Alfred A. Knopf, 2002)
4. Le mot « désordre » possède une définition précise en thermodynamique; cette science utilise, pour désigner cette notion, le terme « entropie », qui porte une nuance de « hasard ». Dans les systèmes vivants, un désordre excessif entraîne la mort. Les médecins qualifient souvent la maladie de « désordre », une image très appropriée qui s’intègre bien au concept de thermodynamique. Même pour les non scientifiques et les personnes qui ne connaissent rien à la thermodynamique, les facteurs de désordre sont bien connus. Les guerres et le pillage de l’environnement en sont deux exemples évidents.
5. Les peuples possédant une technologie de l’âge de pierre étaient conscients de cette trame du vivant et de l’interdépendance de ses éléments, car ils vivaient plus près de la nature que les citadins d’aujourd’hui. Toutefois, cela ne signifie pas qu’ils se préoccupaient de la pérennité des ressources. Le monde leur semblait durable parce qu’il n’arrivait que rarement qu’un groupe épuise les ressources essentielles, causant par le fait même l’effondrement de l’économie locale. De nos jours, l’enjeu de la durabilité est mondial, et différents groupes en manifestent l’importance, notamment les environnementalistes et les écologistes, tant amateurs que professionnels, ainsi que le mouvement écoféministe.
6. La quatrième Conférence mondiale sur les femmes des Nations Unies – l’une des plus importantes au monde – s’est tenue à Beijing du 4 au 15 septembre 1995. Les 6 000 délégués provenant de 189 pays ont conclu un accord majeur, la « Déclaration et le Programme d’action de Beijing », publié par l’ONU en 1996.
7. Mathis Wackernagle et Bert Beyers, Ecological Footprint: Managing Our Biocapacity Budget, New Society Publishers, 2019, 278 p.